Célestin Freinet
Pendant longtemps, jusqu'à la fin des années 1950, Célestin Freinet a employé l'expression de « technique(s) Freinet » pour désigner ses pratiques.En refusant les expressions de «méthode Freinet» et de «pédagogie Freinet », il s'agissait de ne pas endosser l'image d'un système de pensée clos et achevé : «d'un ensemble définitivement monté par son initiateur ».
La pédagogie Freinet est en effet l'œuvre d'un réseau coopératif d'éducateurs, dont Freinet fut le leader charismatique pendant les quarante premières années. La possibilité de faire évoluer les « techniques » a assuré la pérennité de cette pédagogie sur plusieurs générations, depuis le milieu des années 1920 ; à la différence d'autres courants pédagogiques, comme celui des écoles Steiner - par exemple -, enfermé dans la stricte répétition des modèles fondateurs.
Freinet se réclamait d'un matérialisme « pédagogique ». Il considérait, en effet, que l'absence d'un matériel scolaire adapté était la cause des échecs des partisans d'une pédagogie nouvelle. Or, à la différence des méthodes, «toute technique suppose un matériel ». Et ce qui frappe d'abord, dans une classe Freinet, c'est l'abondance et la diversité des matériels.
L'introduction de l'imprimerie dans la classe fut la clef de cette transformation pédagogique : l'imprimerie permettait de tenir ensemble l'exigence essentielle « d'ouverture sur la vie » propre à l'éducation nouvelle et à l'école du travail, d'une part, et la pratique canonique de l'école primaire française - le travail sur des livres -, d'autre part. L'imprimerie à l'école fit exister un objet impensé et impensable pour l'école traditionnelle : un «livre de vie» (devenu plus tard «journal scolaire »). Avec la diffusion de la micro-informatique, l'imprimerie n'est plus la condition nécessaire de la pédagogie Freinet, mais la transformation en textes imprimés des récits des enfants, de leurs textes libres, de leurs enquêtes sur le milieu naturel et sur l'environnement social et technique, ou encore de la reproduction de leurs dessins reste au coeur de cette pédagogie.
L'imprimerie favorisa cette autre technique essentielle : la correspondance scolaire entre des enfants d'écoles géographiquement éloignées et culturellement différentes. Dans l'écriture pour le correspondant, l'écrit de l'élève est un travail dédié à une autre personne : Jean Vial a pu parler d'une « pédagogie du travail et de la dédicace ».
Dans sa posture délibérément matérialiste, Freinet ne distinguait pas toujours les techniques et les outils. Ainsi dans le livre L'École moderne française (1946), il liste une trentaine de techniques, d'outils et de dispositifs. On citera ici quelques pratiques essentielles qui supposent à la fois techniques, outils et dispositifs : la coopérative scolaire, le texte libre, le dessin libre, les classes-exploration (hors l'école), l'organisation du travail libre et les plans de travail, les fichiers autocorrecteurs, le journal mural, l'organisation de la bibliothèque de travail, l'évaluation par les brevets, la gravure du lino, l'atelier d'expérimentation scientifique, le projecteur de cinéma, la caméra, le magnétophone, la radio, la machine à écrire, etc. Il faudra ajouter plus tard d'autres dispositifs essentiels comme l'apprentissage naturel de la lecture.
Le mouvement Freinet, lui même organisé coopérativement, avec des techniques de travail comme les « chantiers de production », s'est donné les moyens de faire évoluer ces outils, ces techniques et ces dispositifs au rythme des transformations de la société et du statut de l'enfance : l'Institut coopératif de l'école moderne constitue une sorte d'intellectuel collectif qui assure la pérennité de cette pédagogie en concevant - au jour le jour - son renouvellement.
Ainsi est véritablement induite la «pédagogie du travail ». L'accent mis sur le goût de l'enfant pour le travail et l'insistance avec laquelle il dénonce la valorisation des conduites ludiques montrent que Freinet a clairement écarté, en même temps que les illusions libertaires, la tentation de ravaler les tâches scolaires en amusements. Peu ont su se délivrer avec autant de vigueur et de sûreté que lui de la pesante tradition doctrinale qui suppose l'activité intellectuelle inéluctablement incapable de mobiliser les élèves ; c'est le contraire qu'il affirme avec résolution. Comme il le dit lui-même, « ce n'est pas le jeu qui est naturel à l'enfant, c'est le travail» (ibid.). Et il dégage de cette constatation à l'intention des instituteurs le conseil d'organiser d'abord celui-ci, et non la discipline.
Il reste que cette conception de l'éducation n'alla pas sans soulever beaucoup de protestations ni le mettre en difficulté avec la population locale et, surtout, bien sûr, avec l'administration académique. Nommé à Saint-Paul-de-Vence en 1930, il s'y trouva l'objet de critiques dont l'écho retentit même au Parlement, où le ministre de l'Instruction publique fut l'objet d'une interpellation à son propos. Il quitta donc l'enseignement public pour fonder en 1935 dans les environs de Vence, au Pioulier, une école privée dont le prestige devait aller croissant et qui devint vite un haut lieu de réflexion et d'innovation. Simultanément, il noua des relations avec des instituteurs séduits par cette nouvelle manière de faire, de sorte qu'il en résulta très vite un mouvement, l'Institut coopératif de l'école moderne (ICEM), auquel la Coopérative de l'enseignement laïque (CEL) apportait les outils de travail. Le rayonnement de ce mouvement, qu'il dynamisait chaque armée lors de congrès justement remarqués, comme la qualité de ses publications lui assurèrent beaucoup d'audience et de prestige, sans que, néanmoins, la force éducative et le zèle remarquable de ses militants aient réussi à venir à bout de l'immobilisme de l'École.
Freinet mourut à Vence en 1966. Il est inhumé à Gars.
Guy Avanzini
Henri Peyronie
Texte extrait de l'ouvrage ci-dessous.