Entretien avec André Ouzoulias à propos du Syllabozoo
Commençons par une question un peu provocatrice : si l’on s’en tient au nom de l’objet, on pourrait penser que le Syllabozoo est un outil lié à la méthode syllabique.
Cet équipement pédagogique, c’est bien clair, vise à préparer et faciliter l’apprentissage de la graphophonologie par les élèves de cycle 2, qu’il s’agisse d’élèves de Grande Section, de début de CP ou d’enfants pris en charge par le RASED. Mais le Syllabozoo n’a pas du tout été conçu à partir des hypothèses qui font la spécificité de la « méthode syllabique ». Au contraire, il résulte plutôt de l’analyse des difficultés de nombreux élèves en fin de CP, que nous pouvons regarder comme des « accidentés » de divers processus d’enseignement de la lecture ayant entre eux un point commun : leurs promoteurs adhèrent spontanément à l’idée qu’il suffit d’enseigner les conversions graphèmes-phonèmes (CGP) dès les premiers jours du CP pour que les enfants les apprennent et les fassent fonctionner.
Pour comprendre ces difficultés, il est fondamental de distinguer deux sortes d’accès à la syllabe orale en partant de sa représentation écrite. Il y a d’une part l’accès à la syllabe qu’à la fois l’enfant voit sous forme d’une suite de lettres et qu’il oralise directement, « d’un seul coup » (par exemple : le [ba] de BABAR, BALLON, BANANE, SAMBA…) et, il y a d’autre part, la syllabe orale que l’enfant produit par fusion des phonèmes en faisant fonctionner les CGP : B –> [b] ; A –> [a] —> [ba]. Dans le développement de l’enfant vers la graphophonologie alphabétique, le premier traitement précède le second. Le Syllabozoo vise à systématiser cette première compréhension de la graphophonologie, car un élève qui n’a pas conquis cette première compréhension est en danger d’échouer au CP, avec tout ce que cela entraîne comme graves difficultés dans son parcours scolaire ultérieur.
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Le Syllabozoo ne peut donc pas servir à enseigner les relations graphèmes- phonèmes ?
Si. Il y a un usage du Syllabozoo au CP pour contribuer à l’enseignement des CGP et du principe alphabétique dans le cadre d’une approche analytique : l’enseignant amène par exemple les élèves à découvrir la raison de la présence des lettres ON à la fin des syllabes ton, chon, geon, pion, don (de mouton, cochon, pigeon, scorpion, dindon), des lettres ARD à la fin des syllabes nard, zard, mard (de canard, lézard, homard), des lettres EAU à la fin des syllabes meau, beau, reau (de chameau, corbeau, blaireau), etc. Les élèves sont alors conduits à isoler la rime des syllabes orales correspondantes. Mais cela les conduit aussi à se demander quel autre aspect de la syllabe orale est représenté par la lettre (ou les lettres) initiale(s). De là, ils devront s’intéresser à ce que les psycholinguistes appellent l’attaque de la syllabe, par exemple ainsi : en plus des lettres ARD, dans la syllabe écrite NARD, il y a la lettre N ; en plus de [ar] dans la syllabe orale [nar], qu’est-ce qu’il y a ? Mais, dans ce domaine de la découverte des phonèmes et de la compréhension des CGP, cet outil ne peut venir qu’en appoint d’une démarche plus générale d’analyse qui s’enrichit constamment des remarques des élèves, par exemple : « Danger, c’est comme ranger ; il n’y a que la première lettre qui change ». Bien sûr, ces moments d’analyse sont suivis de moments de synthèse, quand, à partir des CGP ainsi découvertes, les élèves peuvent déchiffrer des suites de lettres nouvelles pour eux et produire les syllabes correspondantes par fusion des phonèmes.
Mais alors, à quoi sert essentiellement le Syllabozoo ?
À contribuer à la prévention de l’échec en lecture avant l’enseignement des CGP…
Comment cela ?
L’un des enjeux pédagogiques les plus importants dans les apprentissages de base de la lecture dans les écritures alphabétiques, quelle que soit la langue, c’est la possibilité d’analyser la syllabe en phonèmes. Puisque, en dernière analyse, ce sont les phonèmes qui sont représentés dans les mots écrits, l’enfant ne peut pas comprendre le système d’écriture et devenir lecteur s’il n’accède pas aux phonèmes. Il y a un très large consensus sur ce point. Mais, contrairement à ce qui est souvent répété, y compris par des chercheurs faisant autorité, il ne suffit pas d’enseigner les phonèmes et les CGP pour que les enfants les apprennent. La raison en est la suivante : les phonèmes, du moins les phonèmes consonantiques, ne sont pas des sons. Dans POU par exemple, les lettres OU représentent bien la voyelle [u] qui est prononçable isolément (on peut alors dire que la voyelle est un son), mais la lettre P représente quelque chose, à savoir la consonne [p], qu’il est impossible de prononcer sans la sonoriser à l’aide d’une voyelle, si discrète soit-elle, en disant [pœ] par exemple. Le mot consonne (con-sonne) dit d’ailleurs nettement qu’elle ne sonne pas seule, qu’elle ne sonne qu’avec une voyelle. Rémi Brissiaud, dans un texte inédit, écrit qu’elle « co-sonne ». Ce n’est donc pas par hermétisme que les linguistes parlent de phonèmes plutôt que de petits sons ; c’est précisément parce que les phonèmes, du moins les consonnes, ne sont pas des petits sons. Du reste, si l’on voulait vraiment représenter les consonnes d’une façon plus approchante, plutôt que de tenter illusoirement de les sonoriser, il faudrait les mimer en reproduisant les positions des différentes parties de la bouche (langue, dents, lèvres, …). Par exemple, pour aller vers un [p], on gonfle la bouche d’air et on l’obture en fermant les lèvres. Pour aller vers un [t], on retient l’air en insérant le bout de la langue entre les dents. Pour [k], la langue retient l’air en fermant la voûte palatale…
Les enseignants de cycle 2 doivent le savoir : la conscience des phonèmes ne résulte pas (ou pas essentiellement) d’un affinement progressif de la discrimination auditive, mais ni non plus d’une simple prise de conscience des mouvements des organes phonatoires. Pour entendre les phonèmes, il faut que l’enfant s’y entende en phonèmes. Fondamentalement, la conscience des phonèmes résulte d’un progrès dans la conceptualisation de la syllabe orale à travers le modèle qu’en donne la syllabe écrite dans une écriture alphabétique. C’est ce que montrent de nombreuses recherches : les adultes analphabètes (qui n’ont pas été scolarisés) ou les chinois lettrés (qui n’ont appris que les idéogrammes) ne comprennent pas une question du type : « Quels sont les deux petits sons qu’on entend dans [pu] ? ». Face à cette question, ils sont tout aussi perplexes que des enfants de 5 ans non lecteurs.
Si l’on veut enseigner efficacement les CGP, il convient donc de se demander quelles conditions rendent possible la compréhension d’une question de ce type. Qu’est-ce qui fait que, dans ce CP, à la fin novembre, Karine va comprendre cette question et répondre, à la satisfaction de sa maîtresse : « [pœ] et [u] », tandis que Jonathan paraît totalement déconcerté, car lui, dans [pu], n’entend qu’un seul son ? Que faut-il faire pour Jonathan ? Renforcer l’enseignement qui échoue pour l’instant ? Signaler cet élève au RASED en pensant que le poste E dispose de recettes secrètes ? Considérer sans autre examen qu’il est dyslexique ? Le principal risque des méthodes synthétiques pures (telles que Léo et Léa) est précisément d’engendrer des accidents graves dès le début du CP : si l’enfant n’a pas compris le principe alphabétique en octobre, c’est toute la suite de son CP qui est compromise. Ça passe ou ça casse ! Mais plus généralement, quelle que soit la progressivité qu’ils envisagent sur le plan du décodage, si les enseignants de CP veulent éviter les dialogues de sourds à propos de « petits sons », comme celui qui s’installe avec Jonathan, s’ils veulent éviter de transformer certaines différences en hétérogénéité, ils doivent pouvoir répondre à cette question : à quelles conditions un enseignement direct des CGP est-il assimilable par l’enfant, à quelles conditions cognitives cet enseignement sera-t-il efficace, quand puis-je être sûr qu’il sera bénéfique à tous mes élèves ?
Et quelles sont ces conditions ?
J’ai tenté de les cerner dans divers textes, notamment le Guide Pédagogique du Syllabozoo. Cela fera l’objet de développements dans le Livre du maître de Prévelire (à paraître en 2008). Selon moi, la conceptualisation de ces unités abstraites que sont les phonèmes, qui rend possible leur saisie dans des exercices de discrimination auditive et, par là même la compréhension du principe alphabétique et l’acquisition des CGP, nécessite cinq compétences :
- L’enfant sait que l’écriture note le langage et a commencé à comprendre la notion de mots à l’oral (à l’aide de l’écrit). Si, par exemple, on lui demande de dire combien il y a de mots dans la phrase orale « On est allé au zoo et on a vu des éléphants », il ne se limite pas aux mots « zoo » et « éléphants ». Il considère que « on », « au », « et », « des », etc. sont également des mots. Cette capacité se construit principalement dans des situations d’écriture de textes, à commencer par la dictée à l’adulte. Ne pensons pas que la lecture à haute voix de textes d’albums puisse remplir le même office ! Si elle fait que les élèves s’approprient les bases d’une culture littéraire, si elle les aide aussi à distinguer la syntaxe de l’écrit de celle de l’oral, elle ne conduit pas naturellement l’enfant à s’intéresser aux marques écrites elles-mêmes. Le rendement cognitif de ce type de situations pour la compréhension du système de l’écrit peut être proche de zéro.
- Il sait segmenter le langage oral en syllabes et a développé des capacités à agir sur ces unités phonologiques.
- Il sait que notre écriture représente les syllabes et qu’elle le fait en utilisant un nombre variable de lettres par syllabe. Il a compris le principe de la graphophonologie au niveau, très facile, de la syllabe.
- L’enfant connaît le nom des lettres, au moins pour les plus fréquentes.
- Il montre une sensibilité grandissante à des régularités phonologiques au niveau de la rime des syllabes, qu’il s’agisse de rimes riches comme dans la série pente, plante, menthe, trente… ou de rimes pauvres, réduites à une voyelle comme dans la série banc, sang, champ, dent… (mais c’est plus difficile). Cette compétence peut commencer à se construire en GS à travers certaines tâches qui se réalisent sans recours à l’écrit : juger si c’est tente ou niche qui rime avec la série plante, trente fente, pente, menthe ; éliminer l’intrus dans une série telle que lourd, four, sourd, chien, cour, tour ; réaliser une suite rimée à partir des prénoms : Nicolas boit du Coca, Stéphanie mange du riz, etc. Mais l’enfant est encore incapable, sans support écrit, d’isoler la rime, comme dire qu’on entend [ur] dans la série lourd, four, sourd, cour, tour, ce qu’il ne pourra faire que lorsqu’il saura lire.
Le Syllabozoo et les tâches proposées peuvent aider l’enseignant de GS et de début de CP à réunir les conditions cognitives 2, 3 et 4 d’un enseignement des CGP. En effet, pour réussir les tâches proposées, les enfants sont amenés à segmenter les mots en syllabes orales et à les manipuler pour les isoler et les combiner (condition 2), à comprendre que notre écriture représente les syllabes (condition 3) et à épeler ces syllabes (condition 4), notamment dans les tâches de production (quand les enfants doivent écrire le nom d’une chimère). Il s’agit donc d’un outil qui vise à préparer et faciliter l’entrée dans la graphophonologie alphabétique en cherchant à ce que tous les élèves aient au début du CP les compétences qui rendent possible la compréhension des CGP. Ce faisant, on se situe dans une visée préventive en GS et au début du CP. Mais dans le cas d’élèves pris en charge par le RASED au CP pour des difficultés persistantes dans la compréhension du principe alphabétique, utiliser le Syllabozoo peut aussi constituer un des leviers de la remédiation.
Le Syllabozoo permet d’apprendre à combiner les syllabes orales et écrites. Ce travail peut être réinvesti dans des jeux complémentaires. Pourriez-vous donner des exemples ?
Divers prolongements sont décrits dans le Guide Pédagogique. Par exemple, en fin de GS ou au début du CP, après avoir segmenté des mots tels que « maman » et « gâteau », l’enseignant amène les élèves à comprendre qu’ils peuvent se servir de ce découpage pour lire un nouveau mot comme « manteau ». D’autres exemples de mot formés par recombinaison de syllabes existantes sont donnés dans le Guide Pédagogique.
De même, après avoir produit, avec l’aide de l’enseignant, la segmentation syllabique de prénoms (en découpant des étiquettes prénom ainsi : Lu/do/vic), les élèves peuvent s’entraîner à reconstituer les prénoms de leur équipe en réunissant les étiquettes syllabes correspondantes. Dès qu’ils sont performants dans cette tâche de reconstitution, l’enseignant peut leur proposer une tâche de lecture de pseudoprénoms formés par la juxtaposition de syllabes provenant de prénoms différents, comme Fa/ka/nie, formé avec la première syllabe de Farid, la première de Karine, la dernière de Stéphanie. Cette tâche peut se prolonger par une activité de production : ce sont les élèves qui, maintenant, écrivent les prénoms inventés et en font des problèmes de lecture posés à leurs camarades. Dans les deux sortes de tâches (lecture et écriture), les élèves peuvent se servir de la liste des prénoms qui sert de référent, comme les posters du Syllabozoo.
Rappelons aussi que Retz publie l’imagier Ça commence comme conçu par Rémi Brissiaud et superbement illustré par Philippe Malaussena. Il poursuit le même objectif : pour résoudre chacun des problèmes d’identification de mots qui leur sont posés, les élèves sont conduits à s’appuyer sur une propriété sémantique et sur une analogie de large empan, le plus souvent de la taille de la syllabe, comme baleine/banane, cheveux/chemise, poireau/poisson, etc.
J’en profite enfin pour signaler qu’en 2008, Retz publiera une boîte de jeux complémentaires au Syllabozoo comportant des cartes pour le jeu du Pouilleux et pour celui du Mémory (décrits dans le Guide Pédagogique), et le moyen de fabriquer facilement des planches de loto.
Comment vous est venue l’idée de réaliser le Syllabozoo ?
Le principe matériel n’est pas nouveau. Il existait depuis longtemps des objets similaires. Le plus connu est sans doute Le Grépotame et 250 drôles d’animaux croisés, conçu par Pierre Léon et publié chez Nathan au début des années 80, aujourd’hui épuisé. Les illustrations étaient réalisées avec beaucoup d’humour, comme aujourd’hui celles de Loïc Méhée pour le Syllabozoo. J’ai seulement conçu, à partir de ce principe, un support pour des apprentissages de base, visant la compréhension de la graphophonologie au niveau syllabique et donnant lieu à un prototype qui a été expérimenté avec succès avec des élèves de Grande Section.